martes, 5 de julio de 2011

Du droit à l'oisiveté





Les anciens, avons-nous dit, considéraient le travail des mains comme une chose vile, et en faisaient, à ce titre, le lot exclusif de l'esclave.

Chez les Indous, notamment, le repos absolu du corps et même de l'esprit constituait le plus haut degré pos­sible de bonheur, et, qui plus est, de sanctification par contre, le travail manuel y était réputé la pire de toutes les conditions. Aussi le travail le plus continu et le plus rude y fut-il toujours subi comme l'antipode du bonheur, comme le comble de la dégradation. C'est pour cela que la domesticité était si fort prisée par les esclaves indous, les soudras . Le servage personnel, en effet, leur donnait moins à faire, et il jetait sur eux comme un reflet d'hon­neur et de distinction résultant de leur contact journa­lier avec les personnes de caste libre et oisive, auxquelles ils étaient attachés.

Ce sentiment profond de mépris et d'aversion pour tout labeur physique, pour tout travail corporel, surtout lorsqu'il s'appliquait à la production industrielle et aux métiers mécaniques, mépris reporté par l'opinion géné­rale sur les individus, sur les familles et sur les tribus que la fatalité de la naissance y avait condamnés, passa des superstitions de l'Orient dans les préjugés des di­verses nations occidentales qui occupèrent l'Europe pen­dant les derniers siècles de l'ère païenne.

Nomades et ne vivant que du produit de leurs trou­peaux ou de brigandages, les nations scythiques étaient à peu près étrangères à l'industrie, au commerce, à l'a­griculture. Simples et sauvages dans leurs mœurs, le peu de travail matériel dont elles avaient besoin était exé­cuté par les femmes et les esclaves.

Plus près de la civilisation, peut-être; quoique encore peu adonnés à la culture des terres, du temps de César, les Germains professaient pour le travail un profond mépris: « Ils tenaient pour honteux et lâche, dit Tacite, d'acquérir au prix de leurs sueurs ce qu'ils pouvaient avoir, au prix de leur sang ; ne trouvant que la gguerre qui fût digne d'occuper l'activité d'un homme libre; ils consacraient le temps de la paix à la chasse, aux loisirs, au sommeil, à de longs festins, chacun ayant alors d'autant plus de droit à l'oisiveté qu'il s'était montré plus brave à la guerre. Tous les travaux étaient abandonnés aux es ­ claves, sous la surveillance des femmes , des infirmes, des vieillards et d'un petit nombre d'affranchis.

Quoique plus civilisés que les Germains, les Gaulois regardaient aussi comme honteux toute espèce de tra­vaux, même l'agriculture.

En Espagne, les Tartessiens, qui formaient parmi les indigènes le peuple le plus éclairé, rapportaient à leur premier législateur, Habis, la loi qui parmi eux interdi­sait à tous les citoyens l'exercice d'une profession labo­rieuse, quelle qu'elle fût, les qualifiant toutes de serviles, c'est-à-dire uniquement faites pour des esclaves.

Demi-sauvages, les Lusitains et les Cantabres, placés à l'extrémité occidentale de l'Europe, comme les Scythes à son extrémité orientale, se faisant gloire, comme eux, de ne vivre que de brigandages, confiaient à leurs femmes et à leurs esclaves le peu de travaux auxquels ils avaient recours.

De sorte que l'on peut tenir pour vrai que, chez toutes ces nations, que les Grecs et les Romains confondaient avec mépris sous le titre de barbares, le travail; demeuré comme à son minimum et de puissance et de considéra­tion, était tout entier entre les mains ou des esclaves seuls ou d'eux et des femmes à peu près traitées en esclaves.

Placées au milieu de cette vaste enceinte de nations ennemies, la Grèce et l'Italie, plus intelligentes et plus riches qu'elles, avaient le même mépris qu'elles pour l'industrie et le travail.


A Sparte, en effet, le travail des mains était réputé contraire au dogme de la liberté et à la condition du citoyen. A Sparte, tout citoyen était soldat; la ville était un camp ; le peuple une armée. Eloigné du travail par la loi elle-même, le peuple de Lycurgue ne pouvait donc qu'avoir en dédain tout ce qui ressemblait non-seulement à un métier, mais à un art quelconque. Aussi méprisait-il le travail jusque dans le poète qui l'avait chanté. Il appelait dédaigneusement Hésiode le poète des ilotes, parce qu'Hésiode avait écrit sur l'agriculture et fait l'éloge des gens de labeur.

« A Sparte, dit Lantier, le travail déshonorait, on l'a­bandonnait aux ilotes ; les femmes mêmes eussent rougi de s'occuper des travaux de leur sexe.

Nulle industrie, d'ailleurs, n'était nécessaire à des gens qui vivaient de brouet noir, qui s'asseyaient sur des ma­driers mal équarris, qui marchaient le plus souvent nu-tête et sans chaussures!... Nous ne connaissons, dit le Spartiate Damonax, ni les arts, ni le commerce, ni tous ces autres moyens de multiplier les besoins et les malheurs d'un peuple. Que ferions-nous, après tout, des ri­chesses? Lycurgue nous les a rendues inutiles. Nous avons des cabanes, des vêtements et du pain - , nous avons du fer et des bras pour le service de la patrie, nous avons des âmes libres, vigoureuses, incapables de sup­porter la tyrannie des hommes et celle de nos passions : voilà nos trésors. »

Un Spartiate, à son retour d'Athènes, disait : « Je viens d'une ville où rien n'est déshonnête ». Il désignait spé­cialement par là les métiers et les trafics auxquels n'a­vaient pas honte de se livrer des citoyens.

A Athènes, les professions manuelles étaient aussi le partage des esclaves. Mais il y avait une certaine classe de citoyens appelés thètes, qui se les partageaient avec eux et les étrangers domiciliés appelés métèques. Cette classe de citoyens touchait aux degrés voisins de l'esclavage. C'étaient des mercenaires, hommes de peine, qui, poussés par la misère, étaient forcés de descendre, moyennant un prix de journée, jusqu'aux plus humbles professions. Plusieurs tombaient plus bas et étaient contraints d'aller partager, dans les fabriques et jusque dans les moulins, la condition des esclaves. Il y avait une place à Athènes où ils se louaient publiquement, pêle-mêle avec eux. Ils étaient aussi méprisés qu'eux, et que les métiers qu'ils exerçaient.

Quaqt aux citoyens des classes aisées, ils n'avaient d'autre profession que celle de ne rien faire ; les autres vivaient aux dépens du trésor public,

«A Athènes, dit M. Biot, les citoyens étaient de véritables nobles qui ne devaient s ! occuper que de la défense et de l'administration de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour veiller, par leur force in­tellectuelle et corporelle, aux intérêts de la république, ils chargeaient les esclaves de tout le travail. De même, à Lacédémone, les femmes mêmes ne devaient ni filer, ni tisser, pour ne pas déroger à leur noblesse ».

Toutefois, les temps héroïques de l'ancienne Grèce n'étaient pas aussi antipathiques au travail que le devinrent les siècles postérieurs.

Dans ces temps de primitive simplicité, les métiers industriels n'avaient rien de dégradant ; plusieurs même assuraient aux hommes libres qui s'y livraient la con­sidération qu'obtiennent, de nos jours, les artistes distin­gués. C'étaient principalement les arts de construction et ceux qui, par le travail, soit du bois, soit des métaux, donnaient aux palais leurs ornements, aux guerriers leurs armes les plus précieuses. Homère vante l'ouvrier habile qui fit l'arc de Pandarus ; il nomme celui qui for­gea le bouclier d'Ajax, et, dans vingt autres passages, des forgerons, des tourneurs, des architectes. L'archi­tecte ou charpentier est compris, avec les médecins, les devins et les chantres inspirés des muses, parmi ceux qu'on peut admettre aux honneurs d'une hospitalité royale. Entre les classes des artisans et des guerriers, il n'y avait pas de séparation absolue ; le fils de l'ouvrier qui avait construit le vaisseau de Paris combat parmi les Troyens, et meurt, chanté par le poète à l'égal d'un héros. D'un autre, les héros, les dieux mêmes, ne désignaient point la pratique de certaines industries. Le roi d'Ithaque n'avait-il point taillé, de sa main, dans l'olivier sauvage et revêtu d'or et d'ivoire, ce lit qui sert à le faire reconnaître de son épouse ? Et Vulcain ne fut-il pas trouvé, dans ses forges, tenant lui-même ses tenailles, et couvert de sueur ?

Solon voulut faire sortir, de ce sentiment des temps héroïques en faveur du travail, une institution pour son pays. Ce grand législateur conçut, en effet, et exécuta le premier la pensée d'appliquer les citoyens de l'Attique à la pratique du commerce, des arts et des profes­sions manuelles, dans la vue d'améliorer le sort de la basse classe, et d'enrichir l'Etat par l'industrie. Pour cela, il édicta plusieurs lois contre l'oisiveté, imprimant à la pa­resse le stigmate de l'infamie; punissant les vagabonds et les fainéants, comme inutiles ou dangereux à la société ; imposant à chacun l'obligation de faire connaître ses moyens d'existence, et accordant au plus habile ouvrier dans chaque profession le privilège d'un repas gratuit au Prytanée et celui d'une place d'honneur dans les assem­blées publiques. Mais cette assimilation du rien faire au malfaire, de l'oisiveté au délit, parut une idée si révolutionnaire, si hardie, si subversive de l'opinion dominante, que le conservateur Plutarque prend le soin d'en justifier son auteur, et que les mœurs athéniennes ne s'en montrèrent que plus antipathiques à l'exercice par les citoyens des états industriels, lesquels continuèrent à rester l'œuvre exclusive des thètes, des métèques et des esclaves.

Vainement Socrate tenta de réagir contre le préjugé qui frappait le travail, en demandant comment il pouvait être honorable pour des personnes libres d'être plus inutiles que des esclaves, et pourquoi il serait moins digne et moins juste de travailler des mains que de rêver, les bras croisés, aux moyens de vivre, le préjugé do­minait l'opinion, et la philosophie contribuait à le pro­pager et à le fortifier, loin de le combattre et de l'é­teindre.

Socrate lui-même n'appliquait qu'aux femmes l'éloge qu'il faisait du travail manuel, prouvant, par la fable du chien et des brebis, que l'homme a assez, dans ce monde, de son rôle de protecteur et de gardien.

C'est à ce titre et sous la même figure que Platon; tra­çant son utopie sociale, sa république modèle, revendi­que pour ses guerriers et ses gouvernants le privilège de vivre aux frais des classes ouvrières, et déclare coupa­ble de lèse-liberté tout citoyen qui aurait déshonoré ses mains en touchant un outil.

« La nature, dit Platon, n'a fait ni cordonniers ni for­gerons, de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom, qui sont exclus, par leur état même, des droits politi­ques. Quant aux marchands, accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le com­merce de boutique sera poursuivi pour ce délit . S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La pu­nition sera doublée à chaque récidive. »

Ce mépris pour le travail était partagé par Xénophon. « Les gens, dit-il, qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver, un feu continuel, ne peuvent man­quer d'avoir les doigts altérés, et il est bien difficile que l'esprit ne s'en ressente.»

La même opinion se trouvé développée plus explici­tement dans la Politique d'Aristote. Les guerriers et les gouvernants font seuls, pour lui, l'Etat politique et c'est avec répugnance qu'il associe à leur vie civile, mais non à leurs droits, les laboureurs, les artisans, les mercenaires. Les laboureurs, il les voudrait esclaves, les artisans, il les exclut du nombre des citoyens. « Jadis, dit-il, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers, et, dans la plupart des Etats, il en est encore de même mais une bonne Constitution n'admettra ja­mais l'artisan parmi les citoyens. C'est en vain qu'on donne à l'artisan le nom de citoyen. La qualité de citoyen appartient, non pas à tous, les hommes libres, par cela seul qu'ils sont libres ; elle n'appartient qu'à ceux qui n'ont point à travailler nécessairement pour vivre, c'est-à-dire à ceux qui ne se livrent à aucune occupation d'ar­tisans. On appelle occupations d'artisans, celles qui sont inutiles, à former le corps, l'âme ou l'esprit d'un homme libre aux actes et à la pratique de la vertu. On donne aussi le même nom à tous les métiers qui peuvent dé­former le corps, et à tous les labeurs dont un salaire est le prix. » Aristote rappelle ailleurs la Constitution de Phaléas, qui asservit tous les mercenaires et défend l'apprentissage des métiers aux jeunes citoyens.

Ainsi, le travail manuel est chose servile ; ceux qui s'y livrent ont une existence dégradée, et, esclaves qu'ils sont par l'âme s'ils vivent libres, ce n'est que parce que l'Etat n'est pas assez riche pour les remplacer par des esclaves, pas assez fort pour les contraindre à le de­venir .

C'est d 'après ces principes qu'à Thèhes on n'admettait aux privilèges de citoyen l'homme qui avait exercé une profession laborieuse, que dix ans après qu'il s'en était relevé en ne faisant rien, et qu'au sein de la démocra­tique Athènes l'orateur Diophante osa proposer un jour de déclarer esclaves publics, tous les hommes libres qui s'étaient abaissés jusqu'à se faire artisans.

A Rome, le mépris pour le travail des mains n'était pas moindre qu'à Athène et à Lacédémone.

Romulus, au dire de Denis d'Halicarnasse (1) , n'avait permis que deux sortes de professions aux gens libres, l'agriculture et les armes. Toutes les autres professions manuelles étaient des arts sordides, sordidae artes, et ne convenaient qu'à des esclaves (2).

Parmi les motifs que Brutus allègue pour exciter le peuple à la révolte contre Tarquin, ce qu 'il reproche, sur­tout au tyran, c'est d'avoir changé des hommes de guerre, en artisans et en maçons.

Ce mépris des professions, laborieuses fut un préjugé national, préjugé qui dura aussi longtemps que Rome vécut ; préjugé tel, que les esprits les plus éclairés ne purent s'en affranchir. Cicéron lui-même le partagea : « Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique ? s'é­criait cet orateur philosophe ; et qu'est-ce que le com­merce peut produire d'honnête ? Tous les ouvriers, de quelque métier que ce puisse être, forment une classe abjecte, et tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme. Pour ce qui est du commerce, quand il est exercé en grand, et pour l'approvisionnement du pays, c'est tout au plus un métier tolérable ; exercé en petit, ce ne peut être qu'un trafic sordide, les petits marchands ne pouvant gagner sans mentir ; et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car qui­conque donne son travail pour de l'argent, se vend lui-même et se met au rang des esclaves (1) »

Je ne connais qu'une cité antique, Carthage, qui fût fondée sur un principe différent. A Carthage, en effet, tout au contraire de Rome, c'était la guerre qui était laissée aux classes serviles, et le commerce et l'industrie professionnelle qui étaient réservés aux citoyens. « Car­thage, dit M. Biot, était la fille du commerce. Ses ci­toyens, uniquement consacrés aux affaires, ne combat­taient les ennemis que par les bras des mercenaires ; à la différence de Rome, qui n'avait pour soldats que ses citoyens, et pour ouvriers que ses esclaves (2). »

Donc, à part cette seule exception, en quelque temps et en quelque lieu que se produise le travail des mains dans l'antiquité, il est couvert du mépris public et relé­gué au rang des fonctions serviles.

Par contre, le rien faire, le loisir, le passe-temps sans labeur est exalté par les philosophes anciens, à l'égal de la noblesse et de la vertu.

Aussi voyons-nous l'oisiveté citoyenne, passant de la doctrine des sages dans les pratiques populaires, devenir partout le privilège de quiconque, pauvre comme riche, portait le noble titre de citoyen.

Nous avons vu que, dans les idées religieuses de l'Indoustan, le repos absolu du corps et même de l'esprit constituait le plus haut degré possible de bonheur et de sanctification.

Platon ne comprenait pas autrement le bonheur des citoyens de sa république, et, comme lui, Aristote vou­lait, que les citoyens de la sienne vécussent dans le plus grand loisir.

La raison principale qui portait Xénophon à répudier tout travail manuel comme indigne d'un citoyen, c'était que « le travail emportait tout le temps, et qu'avec lui on n'avait nul loisir pour la république et les amis. »

Ce que Plutarque loue le plus dans la Constitution de Lycurgue c'est le grand loisir qu'il avait fait avoir à ses concitoyens en ne permettant pas qu'ils se pussent appli­quer à un métier quelconque.

Le mot loisir, appliqué ici à l' abstention de l'exercice d'un métier quelconque, explique suffisamment ce que j'entends par oisiveté et surtout par oisiveté citoyenne, la seule qui pût constituer un droit. C'est dans ce sens que je comprends M. Biot, quand il dit : « Dans leurs projets de constitution, Xénophon et Platon introduisent des esclaves pour faire exécuter le travail parce qu'il fallait que leur citoyen eût tout son temps libre pour discuter les lois de l'Etat et veiller à sa défense. Tout en s'étonnant de la nécessité des esclaves ; Aristote avouait cette néces­sité comme le seul moyen d'assurer la nourriture du ci­toyen libre pendant que celui-ci veillait aux intérêts de l'Etat, le travail manuel lui semblant indigne de la di­gnité de citoyen : ce préjugé dominait sa raison. » Comment, d'ailleurs, s'en étonner lorsqu'on voit encore un préjugé semblable subsister dans une grande partie de l'Europe orientale?

Un jour, un Spartiate qui se trouvait à Athènes, ap­prit qu'un citoyen de cette ville venait d'être condamné à l'emprisonnement pour délit d'oisiveté. Cela lui parut si extraordinaire qu'il voulut se convaincre de la chose par ses yeux. Il demanda donc à voir dans la prison, et regarda comme une curiosité ce citoyen libre qu'on punissait dans une république pour s'être volontairement affranchi de la servitude du travail.

C'était en vertu d'une des lois de Solon que cette condamnation avait été prononcée. Ce fut peut-être la seule car les lois de Solon sur le travail tombèrent pour ainsi dire, en désuétude avant d'avoir été exécutées et l'oisiveté citoyenne demeura depuis, comme avant, la sou­veraine dispensatrice du temps à Athènes.

L'oisiveté citoyenne exerçait le même empire à Rome.

A Rome comme à Athènes, c'était autant la constitution que le préjugé qui éloignait le citoyen du travail. Avec le suffrage universel, tel qu'il était organisé dans ces deux républiques, comment les citoyens eussent-ils pu être laborieux? La politique prenait tout leur temps. Quand ils n'étaient plus en guerre avec l'étranger, ils bataillaient entre eux dans les comices, et le Champ de Mars paci­fique les occupait autant que le Champ de Mars armé. « Presque toujours en guerre ou en fêtes, dit un magistrat publiciste, les populations libres avaient, en outre à s'occuper des affaires de la cité, à discuter et à voter sur la place publique, à siéger dans les tribunaux. Pour consacrer ainsi leur temps aux affaires de l'État ou à sa défense, il fallait que les citoyens ne fussent point assu­jettis à des travaux qui réclamaient de leur part une as­siduité continue. Ils ne pouvaient, dés lors, être manouvriers, c'est-à-dire réduits à attendre du travail de chaque jour leur pain de chaque jour. La dépendance ou le salaire place celui qui le reçoit à l'égard de celui qui le paye blessait d'ailleurs trop profondément les idées d'égalité sur lesquelles reposait l'organisation de ces deux républiques, pour que le mercenaire ; celui qui ven­dait, comme dit Cicéron, son travail et non son art, pût être jugé digne des privilèges du citoyen .

L'oisiveté citoyenne était donc plus qu'un fait, dans les habitudes de Rome et d'Athènes; c'était un droit dans leurs institutions.

C'était un droit; car, dans toute république organisée, quiconque ne peut travailler pour vivre, doit pouvoir vivre sans travailler.

Or, le citoyen de Rome et d'Athènes ne pouvait tra­vailler pour vivre, alors même qu'il était pauvre, puisqu'il y avait incompatibilité entre tout travail manuel et la qualité de citoyen ; incompatibilité prononcée tant par le préjugé national qui faisait du travail manuel un tra­vail d'esclaves, que par la Constitution qui le rendait impossible.

Donc le droit à l'oisiveté était réellement un droit ;— droit civique résultant de ce que, loin d'être obligatoire pour tous, le travail manuel était interdit à tout citoyen, avant le deuxième siècle de l'ère chrétienne ;—droit constitutionnel résultant de ce que la législation républicaine et la législation impériale consacrèrent successivement le droit légal à l'assistance et aux fêtes publiques, droit ouvert, sur le trésor de l'Etat, à tous les citoyens pauvres que le noble orgueil de leur origine empêchait de descendre à se faire artisans.

Maintenant, quels ont été, pour le bien-être des classes populaires, les effets de ce mépris légal des anciens pour le travail manuel, mépris qui substitua, chez les citoyens, à la science pratique des métiers utiles, la philosophie pratique d'une orgueilleuse et stérile oisiveté? C'est ce que je vais examiner dans le chapitre suivant.

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