sábado, 30 de abril de 2011

Strip-tease





Le strip-tease - du moins le strip-tease parisien - est fondé sur une contradiction : désexualiser la femme dans le moment même où on la dénude. On peut donc dire qu'il s'agit en un sens d'un spectacle de la peur, ou plutôt du « Fais-moi peur», comme si l'érotisme restait ici une sorte de terreur délicieuse, dont il suffit d'annoncer les signes rituels pour provoquer à la fois l'idée de sexe et sa conjuration.

Seule la durée du dévêtement constitue le public en voyeur ; mais ici, comme dans n'importe quel spectacle mystifiant, le décor, les accessoires et les stéréotypes viennent contrarier la provocation initiale du propos et finissent par l'engloutir dans l'insignifiance : on affiche le mal pour mieux l'embarrasser et l'exorciser. Le strip-tease français semble procéder de ce que j'ai appelé ici même l'opération Astra, procédé de mystification qui consiste à vacciner le public d'une pointe de mal, pour mieux ensuite le plonger dans un Bien Moral désormais immunisé: quelques atomes d'érotisme, désignés par la situation même du spectacle, sont en fait absorbés dans un rituel rassurant qui efface la chair aussi sûrement que le vaccin ou le tabou fixent et contiennent la maladie ou la faute.

On aura donc dans le strip-tease toute une série de couvertures apposées sur le corps de la femme, au fur et à mesure qu'elle feint de le dénuder. L'exotisme est la première de ces distances, car il s'agit toujours d'un exotisme figé qui éloigne le
corps dans le fabuleux ou le romanesque: Chinoise munie d'une pipe à opium (symbole obligé de la sinité), vamp onduleuse au fume-cigarette gigantesque, décor vénitien avec gondole, robe à paniers et chanteur de sérénade, tout ceci vise à constituer au départ la femme comme un objet déguisé ; la fin du strip n'est plus alors d'expulser à la lumière une profondeur secrète, mais de signifier, à travers le dépouillement d'une vêture baroque et artificielle, la nudité comme habit naturel de la femme, ce qui est retrouver finalement un état parfaitement pudique de la chair.

Les accessoires classiques du music-hall, mobilisés ici sans exception, éloignent eux aussi à chaque instant le corps dévoilé, le repoussent dans le confort enveloppant d'un rite connu : les fourrures, les éventails, les gants, les plumes, les bas-résilles,en un mot le rayon entier de la parure, font sans cesse réintégrer
au corps vivant la catégorie des objets luxueux qui entourent l'homme d'un décor magique. Emplumée ou gantée, la femme s'affiche ici comme élément figé de music-hall ; et se dépouiller d'objets aussi rituels ne participe plus d'un dénuement nouveau
: la plume, la fourrure et le gant continuent d'imprégner la femme de leur vertu magique une fois même qu'ils sont ôtés, lui font comme le souvenir enveloppant d'une carapace luxueuse, car c'est une loi évidente que tout le strip-tease est donné dans la nature même du vêtement de départ : si celui-ci est improbable, comme dans le cas de la Chinoise ou de la femme enfourrurée, le nu qui suit reste lui-même irréel, lisse et fermé comme un bel objet glissant, retiré par son extravagance même de l'usage humain : c'est la signification profonde du sexe de diamant ou d'écaillés, qui est la fin même du striptease : ce triangle ultime, par sa forme pure et géométrique, par sa matière brillante et dure, barre le sexe comme une épée de pureté et repousse définitivement la femme dans un univers minéralogique, la pierre (précieuse) étant ici le thème irréfutable de l'objet total et inutile.

Contrairement au préjugé courant, la danse, qui accompagne toute la durée du strip-tease, n'est nullement un facteur erotique. C'est même probablement tout le contraire : l'ondulation faiblement rythmée conjure ici la peur de l'immobilité; non
seulement elle donne au spectacle la caution de l'Art (les danses de music-hall sont toujours « artistiques »), mais surtout elle constitue la dernière clôture, la plus efficace : la danse, faite de gestes rituels, vus mille fois, agit comme un cosmétique de mouvements, elle cache la nudité, enfouit le spectacle sous un
glacis de gestes inutiles et pourtant principaux, car le dénuement est ici relégué au rang d'opérations parasites, menées dans un lointain improbable. On voit ainsi les professionnelles du strip-tease s'envelopper dans une aisance miraculeuse qui les
vêt sans cesse, les éloigne, leur donne l'indifférence glacée de praticiennes habiles, réfugiées avec hauteur dans la certitude de leur technique : leur science les habille comme un vêtement.

Tout ceci, cette conjuration minutieuse du sexe, peut se vérifier a contrario dans les « concours populaires » (sic) de striptease amateur: des «débutantes» s'y déshabillent devant quelques centaines de spectateurs sans recourir ou recourant
fort mal à la magie, ce qui rétablit incontestablement le pouvoir erotique du spectacle : ici, au départ, beaucoup moins de Chinoises et d'Espagnoles, ni plumes ni fourrures (des tailleurs stricts, des manteaux de ville), peu de déguisements originels ; des pas maladroits, des danses insuffisantes, la fille sans cesse
guettée par l'immobilité, et surtout un embarras «technique» (résistance du slip, de la robe, du soutien-gorge) qui donne aux gestes du dévoilement une importance inattendue, refusant à la femme l'alibi de l'art et le refuge de l'objet, l'enserrant dans une condition de faiblesse et d'apeurement.

Pourtant, au Moulin-Rouge, une conjuration d'une autre sorte se dessine, probablement typiquement française, conjuration qui vise d'ailleurs moins à abolir l'érotisme qu'à le domestiquer : le présentateur essaye de donner au strip-tease un statut petit-bourgeois rassurant. D'abord, le strip-tease est un sport: il y a un
Strip-tease Club, qui organise de saines compétitions dont les lauréates sortent couronnées, récompensées par des prix édifiants (un abonnement à des leçons de culture physique), un roman (qui ne peut être que Le Voyeur de Robbe-Grillet), ou
utiles (une paire de bas nylon, cinq mille francs). Et puis, le strip-tease est assimilé à une carrière (débutantes, semi-professionnelles, professionnelles), c'est-à-dire à l'exercice honorable d'une spécialisation (les strip-teaseuses sont des ouvrières qualifiées) ; on peut même leur donner l'alibi magique du travail, la
vocation : telle fille est « en bonne voie » ou « en passe de tenir ses promesses », ou, au contraire, « fait ses premiers pas » dans le chemin ardu du strip-tease. Enfin et surtout, les concurrentes sont situées socialement: telle est vendeuse, telle autre est secrétaire (il y a beaucoup de secrétaires au Strip-tease Club).

Le strip-tease réintègre ici la salle, se familiarise, s'embourgeoise, comme si les Français, contrairement aux publics américains (du moins à ce qu'on dit), et suivant une tendance irrépressible de leur statut social, ne pouvaient concevoir l'érotisme
que comme une propriété ménagère, cautionnée par l'alibi du sport hebdomadaire, bien plus que par celui du spectacle magique : c'est ainsi qu'en France le strip-tease est nationalisé.

Roland Barthes

ps la photo rend hommage à la "rhabilleuse" paradoxale qui enchanta les nuits chaudes de Montréal, Lili St Cyr

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