viernes, 13 de abril de 2012

Eden, Eden


« Or, l'Eternel Dieu avait planté un jardin en Eden, du côté de l'Orient, et il y avait mis l'homme qu'il avait formé... Et un fleuve sortait d'Eden, pour arroser le jardin, et il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison; c'est celui qui coule autour de tout le pays d'Evilath, où l'on trouve de l'or; et l'or de ce pays est bon; c'est là aussi que se trouve le bdellium et la pierre d'onyx. Le nom du second fleuve est Géhon; c'est celui qui coule autour de tout le pays de Chus. Le nom du troisième fleuve est Tigre; c'est celui qui coule au pays des Assyriens. Et le quatrième fleuve est l'Euphrate. » (Genèse 2:8, 10-14)

En entrant dans ces détails, l'auteur de la Genèse a voulu donner une idée approximative de l'emplacement du merveilleux Eden. Mais il aurait beaucoup mieux fait de ne rien dire; car il est impossible de se faire prendre plus sottement en flagrant délit de gasconnade.

En effet, tous les commentateurs s'accordent à reconnaître que le Phison est le Phase, nommé plus tard l'Araxe, fleuve de la Mingrélie, qui a sa source dans une des branches les plus inaccessibles du Caucase, et, s'il y a dans cette région de l'or et de l'onyx, par contre personne n'a jamais pu découvrir ce qu'il fallait entendre par bdellium. D'autre part, il ne saurait y avoir aucune erreur au sujet des troisième et quatrième fleuves, le Tigre et l'Euphrate; d'où il résulte clairement que, d'après la Genèse, l'emplacement du paradis terrestre aurait été situé en Asie, dans la région du massif de l'Ararat, en Arménie, quoique (première bévue de l'auteur sacré) Araxe, Tigre et Euphrate, tout en ayant leurs sources relativement voisines, les ont parfaitement distinctes. L'Araxe, loin d'être dérivé d'un autre fleuve, sort du volcan Bingol-Dagh, d'où il coule vers la mer Caspienne. Quant au Tigre et à l'Euphrate, non seulement ils ne proviennent pas d'un même fleuve, mais au contraire ils se rejoignent à Korna, pour former le C hat-el-Arab et se jeter dans le golfe Persique.

Au su jet du deuxième fleuve, appelé Géhon par la Genèse, la bévue de l'auteur sacré est fantastique. « C'est, dit-il, le fleuve du pays de Chus. » Or, d'après la version des Septante et même la Vulgate, la terre de Chus (fils de Cham et père de Nemrod) n'est autre que l'Ethiopie; par conséquent, ce Géhon, c'est le Nil, qui coule, non pas en Asie, mais en Afrique, et précisément dans le sens opposé à l'Araxe, au Tigre et à l'Euphrate, la direction générale du cours du grand fleuve africain étant du sud au nord. Si l'on place la source du Nil au Victoria-Nyanza, ainsi qu'on l'admet pour ne pas remonter plus haut, il y a donc au minimum dix-huits cents lieues de distance entre les sources des premier et deuxième fleuves mentionnés par la Genèse comme arrosant le même jardin d'Eden! Il est vrai que les deux autres n'ont leurs sources qu'à soixante lieues l'une de l'autre; ce qui est déjà gentil pour un jardin. En outre, est-ce un jardin que cet immense territoire hérissé de pics des plus escarpés, formé d'une des régions les p lus impraticables du globe?...

Enfin, troisième bévue, et l'on pourrait appeler celle-ci: la bévue du bout de l'oreille.

Les prêtres, on le sait, prétendent que l'œuvre de Moïse est le Pentateuque, c'est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Mais les savants ont eu l'impiété de faire des recherches, et leur opinion générale est que ces livres ont été fabriqués par Esdras, au retour de la captivité de Babylone, dans le courant du cinquième siècle avant Jésus-Christ, tandis que Moïse, en supposant qu'il ait existé et en admettant un instant comme authentiques les dates qui le concernent, vivait mille ans auparavant: naissance au pays de Gessen, en Egypte, en 1571 avant notre ère, et m ort en Arabie, sur le mont Nébo, en 1451.

Bossuet s'est indigné des travaux de Hobbes, de Sp inoza et de Richard Simon contre l'authenticité des œuvre » de Moïse; dire que le véritable auteur du Pentateuque est Esdras, c'est blasphémer, selon le fougueux évêque: « Que peut-on objecter, s'écrie-t-il (Discours sur l'Histoire universelle), à une tradition de trois mille ans, soutenue par ses propres forces et par la suite des choses? Rien de suivi, rien de positif, rien d'important! »

N'en déplaise à Bossuet, le verset 14 du chapitre 2 de la Genèse, entre autres exemples, donne une preuve éclatante de la supercherie littéraire et religieuse, et démontre, net comme deux et deux font quatre, que la dite Genèse ne peut pas avoir été écrite par Moïse. C'est dans ce Verset qu'il est dit: « Le nom du troisième fleuve est Tigre; c'est celui qui coule au pays des Assyriens. » Ça y est en toutes lettres. Quelques traducteurs ont remplacé les quatre derniers mots par: « vers l'Orient d'Assyrie »; mais cela ne change rien. La question est celle-ci: Moïse, mort en 1451 avant Jésus-Christ, ne pouvait pas employer les expressions Assyrie, Assyriens, par la bonne raison que l'empire assyrien, qui s'étendait à la fois sur Ninive et Babylone et qui dura jusqu'au huitième siècle avant notre ère, commença à exister vers 1300, tout au plus. Les témoignages d'Hérodote et du chaldéen Bérose sont d'accord sur ce point et ont été confirmés par les monuments.

Les importantes découvertes accomplies depuis le commencement de notre siècle dans l'histoire des peuples de l'ancien Orient, avec l'aide des inscriptions en caractères hiéroglyphiques et cunéiformes, ne permettent plus aujourd'hui, même dans les livres les plus élémentaires, de rééditer les âneries bibliques au sujet de cette première partie des annales du genre humain. Les résultats obtenus par les Champollion, les de Rougé, les de Saulcy, les Mariette, les Oppert, les Rawlinson, les Lepsius, les Brugsch, etc., éclairent l'histoire ancienne d'une lumière autrement certaine que les traditions colligées par le fumiste Esdras.

Il est établi que le fondateur de l'empire assyrien fut un prince nommé sur les monuments Ni nippaloukin, lequel vivait cent cinquante ans après Moïse. D'autre part, la région qui fut appelée Assyrie était désignée, du temps de Moïse, sous le nom d'empire des Rotennou, ainsi que cela résulte des monuments égyptiens, mentionnés par Oppert et autres savants; nous voyons, en effet, dans diverses inscriptions égyptiennes, que les rois de la dix-huitième dynastie d'Egypte, contemporains de Moïse, portèrent leurs armes en Babylonie et se firent payer des tributs par les Rotennou, qui dominaient dans la Mésopotamie, au pays même du Tigre et de l'Euphrate. Si Moïse était le véritable auteur de la Genèse, il aurait donc écrit: « le Tigre, fleuve qui coule au pays des Rotennou. »

Il est vrai que les tonsurés pourront toujours nous répondre: — Le véritable auteur de la Genèse n'est pas plus Esdras que Moïse; c'est l'Esprit-Saint! Par conséquent, la Bible mentionnerait-elle même Saint-Pétersbourg et New-York, cela ne devrait pas nous paraître illogique et ne saurait aucunement nous surprendre.

Inclinons-nous donc, et reprenons la suite du sacré récit, avec un joyeux rire; car cette édifiante Genèse ne manque vraiment pas de gaîté.

Si le lecteur le veut bien, nous allons nous reporter par la pensée à ce merveilleux jardin d'Eden, où quatre grands fleuves provenant d'une seule fontaine roulent leurs eaux. Il nous semble voir Adam, se promenant dans sa propriété et se livrant aux douceurs du far-niente.

Voici quel pourrait être son monologue:

« — Je suis l'homme, et j'ai pour nom Adam; ce qui veut dire, paraît-il, « terre rouge », attendu que j'ai été fabriqué avec de l'argile, comme une vulgaire poterie... Quel est mon âge?... Je suis né il y a cinq jours; mais, selon un vieux proverbe, on a l'âge que l'on paraît. Et voilà pourquoi je puis dire qu'en réalité je suis né à l'âge de vingt-huit ans, avec toutes mes dents... Non; pas avec toutes mes dents... Il me manque encore les dents de sagesse...

Très bien constitué, hein?... Dame! comment pourrais-je ne pas être un bel individu, puisque, sauf l'âge et la barbe, je suis la fidèle copie du seigneur Jéhovah, l' être le plus épatamment chic qui existe dans l'univers?... Voyez-moi cette santé, ces bras robustes, ces jarrets d'acier, des nerfs à en revendre, et, avec ça, le teint frais... Pas le moindre rhumatisme... Je dis zut aux maladies... Je n'ai même pas à craindre la petite vérol e; papa Bon Dieu m'a fabriqué tout vacciné... Aussi, ce que je me gobe!... et je n'ai pas tort...

Je me la coule douce, en ce séjour charmant... pas de concierge... aucun domestique, même... Voilà une vie heureuse!... Je vais, je viens, je cuei lle des fruits, tous succulents, et je m'en empiffre à ma fichue fantaisie, bravant sans danger la diarrhée... Je n'éprouve aucune fatigue, si longues que soient mes promenades, quand je me couche sur l'herbe, c'est pour mon agrément...

L'autre jour, l'aimable seigneur Jéhovah m'a offert une distraction, dont je garderai toute ma vie le joyeux souvenir… Tous les animaux de la création ont passé devant moi: « Le nom que tu donneras à chaque animal vivant sera son nom », m'a dit le vieux Père Eternel... Comme attention, c'était gentil, ça!...

C'est inouï, ce qu'il en a défilé, des animaux!... Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant d'êtres vivants... Je n'ai pas été embarrassé pour leur faire ma distribution de noms; car la langue que je parle sans difficulté, et sans être jamais allé à l'école, est une langue d'une richesse extraordinaire, d'une abondance de termes dont il est impossible de se faire une idée... Ainsi, sans avoir besoin de chercher, je connaissais instantanément tout ce qui est propre à chaque animal, rien qu'en le regardant, et par un seul mot j'exprimais toutes les propriétés de chaque espèce, de sorte que chaque nom donné par moi est en même temps une définition complète et parfaite... Prenons, par exemple, l'animal qu'on appellera plus tard equus en latin, cheval en français, horse en anglais, etc. Eh bien, je lui ai colloqué un nom qui exprime ce quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force... Et l'oiseau que, dans les siècles futurs, on appellera bulbo en latin, hibou en français, owl en anglais, etc., tous ces noms à venir ne vaudront pas celui que j'ai imaginé et qui caractérise le nocturne rapace, avec ses deux aigrettes mobiles sur le front, son bec court et crochu, sa grosse tête aux grands yeux ronds entourés d'un cercle complet de plumes roides, ses pattes toutes garnies de plumes jusqu'aux ongles, ainsi que ses mœurs farouches et sauvages, son cri monotone et lugubre, son horreur de la lumière... Et ainsi de suite, pour tous les animaux vivants... Ah! elle est sans pareille, la langue que je parle, et comme il est triste de penser qu'un jour elle sera entièrement et à jamais perdue!... Cette pensée est mon seul chagrin... Repoussons-la bien vite, et n'ayons nul souci.

Oh! cette revue générale de tous les animaux vivants, voilà ce qui a été superbe... Encore, superbe ne dit pas tout; car nous avons eu une partie drôlatique dans le programme d e la f ête: ç'a été l'arrivée des poissons... Pensez donc! ce jardin est en plein continent, pas de rivages marins, rien que des fleuves, c'est-à-dire de l'eau douce... Alors, vous voyez la grimace que faisaient les poissons de mer, en remontant le Tigr et l'Euphrate pour venir auprès de moi; ils n'étaient plus dans leur eau salée habituelle, et ça les embêtait !... Vrai, c'était à se tordre... Et les gros cétacés, c'est ceux-là qui étaient gênés!... Heureusement, pour ce jour-là et à titre exceptionnel, papa Bon Dieu a élargi les fleuves de mon jardin; sans quoi les diverses espèces de baleines n'auraient jamais pu passer... Sitôt que je leur avais donné leur nom, il fallait les voir repiquer en arrière et se précipiter, à grands coups de nageoires, pour regagner le plus vivement possible leur Océan... J'en ris encore!...

Peut-être y aura-t-il des gens qui ne croiront pas à cette histoire... Les impies nieront que des phoques du pôle Nord aient pu venir jusqu'en Arménie, dans les eaux supérieures du Tigre et de l'Euphrate, et cela en un seul jour de voyage, descendant tout l'Atlantique et faisant le tour complet de l'Afrique; ils diront que ces intéressants mammifères marins, hôtes de l'océan Glacial, n'ont pu changer d'élément sans en mourir... Eh! qu'importe la critique!... Ma parole d'honneur, j'ai vu ici, en ce jardin d'Eden, dans cette circonstance, phoques et baleines, et j'ajoute que les phoques, tout contents d'avoir reçu de moi un nom, m'ont remercié en disant papa! maman!...

Les esprits pointilleux objecteront: « Et les poissons des lacs, par où sont-ils venus?... » Veut-on faire allusion au lavaret, ce délicieux poisson du lac du Bourget, dont les habitants d'Aix-les-Bains parlent comme d'une gloire?... Et la féra, qui vit exclusivement dans le lac Léman, qui meurt aussitôt qu'elle est mise dans une autre eau, même douce, qui ne peut seulement pas vivre dans le Rhône, en deçà ou sn delà du Léman?... Qu'on le sache donc: le lavaret et la féra ont eu une permission spéciale de Dieu; ces deux poissons lacustres sont venus, par voie aérienne, me rendre visite à l'Eden... Et voilà! anathème aux mécréants, qui ne se contenteront pas de cette explication!...

Et puis, palsambleu! je suis bien bon de discuter ces choses... Tant pis pour qui ne me croira pas, quand j'affirme que j'ai vu tous les animaux vivants, vertébrés, annelés, mollusques, et zoophytes!... Il n'est pas un seul insecte à qui je n'ai donné un nom... Mais celui qui m'a le plus stupéfié, c'est un grand ver blanc, long, plat, qui est sorti tout doucement de moi-même, un vilain ver que les naturalistes futurs appelleront ténia ou ver solitaire de l'homme, et qui ne ressemble pas au ténia des porcs ni au ténia des moutons; ce grand diable de ver humain, dès sa sortie, m'a fait une profonde révérence; je lui ai donné un nom; après quoi, il s'est refaufilé chez moi par mon anus et a repris domicile en mon individu... Si j'en parle, c'est pour ne rien omettre; car je ne me savais pas habité. A part ça, mon locataire ne m'incommode en aucune façon... Rien ne trouble cette vie de cocagne que je mène depuis cinq jours... »

Adam se mire dans l'onde limpide de la fontaine, source des quatre grands fleuves; puis, avisant une pelouse, il s'y étale mollement.

— Ah! qu'il fait bon vivre ainsi! murmure-t-il.

Mais voilà qu'il bâille... il s'étire... une langueur inconnue s'empare graduellement de lui... Voilà du nouveau, par exemple!... Il ne ressent pourtant aucune fatigue... Qu'est-ce que cela signifie?...

Il n'y comprend rien. Il subit la mystérieuse influence, irrésistible. Ses paupières se ferment. Adam dort. C'est le premier sommeil de l'homme.


Léo Taxil, La Bible amusante

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