viernes, 31 de octubre de 2014

Ambrose Vollmer, l´Empereur du Pacifique



"Son côté le plus grand, qui faisait face à la porte, était creusé de niches larges d'un mètre et hautes du double. Dans chaque niche, un être humain était maintenu, suspendu, retenu... Un être humain ? Ou bien un monstre, le produit de quelque cauchemar ?

M. Bour-Lollay, livide, se sentit flageoler.
Dans la première niche, sur sa gauche, un homme emmailloté de linges sanglants était debout. De sa face, l'on ne voyait que la bouche et les yeux, qui étaient fermés. L'homme dormait d'un sommeil hypnotique, qui le faisait ressembler à un mort, ou à un masque de cire. Au-dessus de lui, groupés sur une tablette de verre vert, toutes sortes de bobines, de transformateurs, d'instruments bizarres, se distinguaient. Ils étaient reliés par des fils de cuivre soigneusement isolés, avec les différentes parties du corps du dormeur.
 
La deuxième était "habitée" par un autre martyr.
Celui-là, l'on ne voyait rien de lui, sinon une vague forme humaine, comme le corps d'un mort à travers son suaire. Lui aussi était environné, enveloppé comme dans un filet, par un réseau de fils électriques qui s'enfonçaient dans les bandages qui le recouvraient.
Plus loin, la troisième niche contenait quelqu'un dont on ne voyait rien, sinon un énorme casque de cuivre cylindrique, auquel étaient fixés des petits cadrans et des minuscules ampoules électriques.
M. Bour-Lollay vit que la quatrième et cinquième niche renfermaient, elles aussi, des paquets de pansements lardés de fils électriques, et qui affectaient vaguement la forme d'un corps humain.
Au-dessus de chaque niche, entre sa partie supérieure et la tablette de verre supportant les différents appareils, une fiche était accrochée à un clou.
M. Bour-Lollay y lut des signes bizarres, se rapportant à des mesures radio-électriques, du moins, il le supposa.
Scournec était sans doute parmi les occupants des niches ? Et Christian Nordard aussi ?  Mais où ? Dans lesquelles ?
Qu'importait, d'ailleurs ? Où qu'ils fussent, personne, en ce monde, ne pouvait rien pour eux.
Titubant, comme ivre d'épouvante, d'horreur, M. Bour-Lollay longea lentement la muraille.
Un choc à la tête le fit sursauter violemment. Il avait heurté un crochet de fer placé à l'extrémité d'une chaîne pendant d'un petit chariot suspendu au plafond, parallèlement à la rangée de niches.
M. Bour-Lollay comprit : ce chariot devait servir, sans doute, à hisser les infortunés, lorsqu'on les plaçait dans les sépulcres où ils allaient souffrir les tortures imaginées par Ambrose Vollmer.
Machinalement, M. Bour-Lollay tâta son pistolet automatique. Il contenait encore trois balles. Largement de quoi tuer !
M. Bour-Lollay revint sur ses pas et s'arrêta. Il était tellement imbibé d'horreur qu'il en avait presque oublié pourquoi il était là.
Il eut un violent frisson, et, brusquement, s'approcha du premier individu de la rangée, celui dont on voyait les yeux et la bouche.
Il dormait. M. Bour-Lollay étendit la main vers lui, eut une courte hésitation, et, doucement, le secoua.
L'homme ne se réveilla pas. M. Bour-Lollay renouvela sa tentative, avec plus de force.  Il vit les yeux de l'inconnu s'ouvrir et darder un regard épouvanté, cependant que, de sa bouche, sortait un gémissement de souffrance.
– Grâce ! hoqueta-t-il d'une voix rauque. Gr...âââce ! ... Tuez-moi ! ... Ne me faites plus souffrir ! ...Pitié ! ...
– Je suis un ami ! ... rassurez-vous ! articula avec lenteur M. Bour-Lollay, dont l'émotion était tellement intense qu'il pouvait à peine former ses mots.
Mais l'homme ne comprit pas et ne s'arrêta pas de gémir ;
M. Bour-Lollay dut renouveler encore deux fois son explication. Finalement, l'infortuné cessa d'implorer, mais continua de lancer à la ronde des regards de terreur.
– Je suis un ami ! reprit M. Bour-Lollay. Une victime, comme vous, du docteur Vollmer ! ...
L'homme ne répondit pas, mais M. Bour-Lollay entendit ses dents qui s'entre-choquaient.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il doucement.
L'homme demeura muet, mais M. Bour-Lollay, en suivant la direction de son regard, vit qu'il fixait le pistolet qu'il tenait à la main.
– Si... vous avez... encore un peu de pitié dans le cœur, parla enfin l'inconnu, achevez-moi ! ... Par ce que vous avez de plus sacré ! ... Achevez-moi ! ... une balle dans la tête ! ... Oh ! ...oh ! oh ! oh ! oh ! ... Ah ! ...
– Mais je peux vous sauver ! s'écria M. Bour-Lollay. Essayer de vous enlever d'ici, de...
– Je n'ai plus de pieds, ni de mains, sir ! ... J'ai la plupart des nerfs à vif, avec des fils de haute et basse fréquence fixés à leur extrémité... et le sort des autres est pire !
"Le troisième... le Français ! Il est au dernier degré de l'expérience ! ...
"Il ne voit plus, il n'entend plus, il ne sent plus, il ne parle plus ! ... Plus d'yeux, ni de langue, ni de tympan ! A la place des bobines d'induction... des modulateurs... Le docteur veut le transformer en récepteur de T.S.F. vivant ! ... Le plus sensible qu'il soit !
"Son système nerveux est "accordé". Chaque fois que l'on touche aux condensateurs qui sont sur son casque, il souffre affreusement... Il faut qu'il souffre ! Le docteur dit qu'il a pu augmenter sa sensibilité à la souffrance ! ... Le docteur dit qu'il est presque au point ! ...
"Il est nourri artificiellement... et il vit... et il réagit ! ... Il vit juste pour souffrir ! ...
"Et nous, nous nous acheminons vers ce sort... par étapes...
"Le docteur procède avec méthode...
"Moi, je vois et j'entends encore... je peux parler et me nourrir... mais mes voisins sont déjà aveugles et muets... et, lorsque les expériences qu'ils subissent seront finies, mon tour viendra !
"Maintenant que vous savez, n'allez-vous pas faire cesser mes souffrances ? Si vous n'êtes pas un bourreau et un monstre comme le docteur, vous le ferez ! ...
L'infortuné, qui avait parlé vite, tout d'une traite, d'une voix sifflante, se tut, à bout de forces, mais ses yeux restèrent fixés sur M. Bour-Lollay, sur son browning.
Un silence suivit, pendant lequel seul s'entendit la respiration précipitée du martyr.
M. Bour-Lollay avait la bouche sèche, la gorge serrée.
– Il n'y avait qu'un Français ici ? demanda-t-il.
– Oui...
– Il y a longtemps qu'il est ici ?
– Plusieurs mois, sir ! ... Tuez-moi ! Tuez-moi !
Plusieurs mois ! ... Alors, c'était Nordard qui vivait, sous le casque de cuivre.
– Et vous, il y a longtemps que... vous êtes ici ? insista le baron Mektoub.
L'homme, qui espérait par sa docilité obtenir la fin de ses souffrances, répondit sans hésiter :
– Quatre mois... ou à peu près, sir ! ... J'étais commissaire à bord d'un paquebot britannique, le Magdalena, où j'ai seul survécu après les gaz asphyxiants et aveuglants... et l'on m'a transporté ici.
– Alors, on ne peut plus communiquer avec le Français ? questionna brusquement M. Bour-Lollay. Il ne voit plus, il n'entend plus... Comment est-ce que le docteur communique avec lui alors ?
– Par un système de télégraphe... comme le morse ! ... il frappe sur le casque ! ... Les vibrations se transmettent au diaphragme du... du patient... qui répond en soufflant dans un sifflet extrêmement sensible... Je sais cela pour l'avoir entendu expliquer par le docteur à un autre homme...
– Et si... le Français ne voulait pas répondre ?
– Il subirait sa punition... des décharges électriques très douloureuses. Car il peut encore raisonner ! Son cerveau est intact. Le docteur Vollmer le soigne particulièrement ! ...
"Sir ! Au nom de votre mère, si vous avez un peu de pitié, tuez-moi ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Tuez-moi ! ... ;
" Vous devriez nous achever tous ! Les autres... ils ne peuvent pas parler, ils ne peuvent rien faire pour communiquer avec vous, mais, s'ils pouvaient... O Dieu !
La voix de l'infortuné chavira. Ses yeux se fermèrent. Entre les paupières, M. Bour-Lollay vit couler de petites larmes qui roulèrent sur la peau et disparurent dans les pansements qui recouvraient presque entièrement le visage du misérable.
La main du baron se crispa sur son pistolet. Mais il n'acheva pas le geste commencé. Il hésitait. Il ne savait plus que faire ! Achever ainsi un homme, si grandes que fussent ses souffrances, lui apparaissait comme un assassinat.
– Un instant ! dit-il.
L'ancien commissaire ne lui répondit pas. Il rouvrit les yeux et le regarda avec une expression d'atroce détresse.
M. Bour-Lollay marcha en titubant vers l'homme au casque...
Il frappa contre la carapace de cuivre. Appelant à lui ses souvenirs, car il avait été télégraphiste lors de son service militaire, il composa cette phrase en télégraphe morse, des coups légers formant les points et des coups plus appuyés les traits :
– Je suis Bour-Lollay, de Paris ! ... Etes-vous Christian Nordard ?
Sa phrase terminée, M. Bour-Lollay attendit.
Tout d'abord, il n'entendit rien et se demanda si son signal avait été compris, avec l'espoir que ce n'était pas Nordard qui était dans la niche.
Mais une série de sifflements irréguliers qu'il traduisit instinctivement au fur et à mesure qu'ils étaient émis, arriva à son oreille :
– Oui... je suis Christian Nordard ! Vous êtes prisonnier ?
– Non ! ... Je suis seul ici... m'étant évadé...
– Alors, tuez-moi ! ... Tournez le premier et le quatrième commutateurs qui sont au-dessus de moi ! Tournez-les vers la gauche, et je serai foudroyé ! ... Je vous demande cette dernière preuve d'amitié, Bour-Lollay ! ... et ne dites pas à mon frère comment je suis mort.
 
M. Bour-Lollay tressaillit. Ainsi, Christian Nordard ne savait pas que son frère était mort! Mais qu'importait ! C'était bien loin, tout cela.
Comme il ne répondait pas, le sifflement reprit :
–... après, vous soulèverez la trappe qu'il y a au bout de la galerie ici... Elle donne dans les réserves d'explosifs  ; vous ferez tout sauter...
"Ma cervelle bout ! ... Faites vite ! ... Adieu !"
Machinalement, M. Bour-Lollay regarda le sol cimenté et aperçut, à quelques mètres de lui, la plaque de fer d'une trappe...
Christian Nordard avait raison ! ... Il fallait tout détruire !
Les appartements d'Ambrose Vollmer n'étaient pas loin, sans doute ; le médecin assassin serait anéanti en même temps que ses victimes ! ... Ce serait bien ainsi.
De nouveau le sifflement s'entendit :
– Achevez-moi ! ... Achevez-moi ! ... On peut venir ! ... Adieu !
– Adieu ! composa M. Bour-Lollay, sur le casque de cuivre."

 José Moselli, L´empereur du Pacifique



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