miércoles, 24 de octubre de 2018

Mythologie de Loft Story





Considérons les représentations culturelles de Loft Story[1] comme un « mythe » au sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire typiques de l’ « esprit du temps » de leur contexte social. Ces mythes, on l’a vu, ont pour vertu de résoudre symboliquement, dans les représentations culturelles, les tensions, les contraintes et les conflits de leur époque. En ce sens, les mythes de la culture de masse n’ont pas la prétention de refléter la « réalité » du monde social (et moins encore celle des « vrais gens » habitants du loft), mais sont des propositions « réalistes » quant aux compromis provisoirement acceptables, à un moment donné, entre l’ « actuel » de l’expérience sociale de la plupart des individus (celle de ceux qui composent « le grand public » de la télévision et qui inspireraient en permanence les industries culturelles soucieuses d’intéresser leurs publics en prenant en charge les préoccupations qui semblent les concerner) et le « virtuel » d’un imaginaire collectif (celui de l’exploration des possibles et du désirable). Autrement dit, le mythe n’est ni une mystification, ni une fantaisie imaginaire, mais une représentation volontairement « enchantée » de tensions sociales non résolues et éprouvées subjectivement.
En l’occurrence, le mythe que propose le dispositif de Loft Story est celui de la conciliation d’un monde hypercompétitif dans lequel les individus engagent moins leurs compétences que leur personnalité, mais ceci sans exclusion : ni perdants, ni victimes, que des gagnants. Dans la forme, ce mythe d’une compétition sans perdants est rendu possible par un dispositif constitué de deux cercles : un premier cercle d’où l’on peut être exclu, c’est le loft. Mais l’exclusion du loft ne signifie pas l’exclusion du dispositif, bien au contraire, car il existe un second cercle, totalement prévu et assumé financièrement par la production : celui d’une pleine participation des candidats (issus du « peuple ») non plus à la vie du loft, mais à la vie privilégiée ( « de rêve » ), des vedettes people (presse, Festival de Cannes, jet privé, réceptions de toutes sortes, notoriété...) qu’ils sont devenus par la grâce même du dispositif et de l’entregent (et de l’argent) de leur « agent » qu’est M6 et qui leur est lié par contrat. Sur le fond, Loft Story est une représentation mythique, à peine transposée, de ce qui constitue l’ « actuel » de l’expérience de travail compétitive de beaucoup d’individus, où ce qui est jugé à l’embauche, dans les promotions et dans les motifs de licenciements, c’est moins les qualifications que les compétences relationnelles et subjectives d’engagement de la personnalité (ou de mise en scène de cet engagement) au service des objectifs de l’entreprise.
De ce point de vue, les lofteurs sont réellement en situation de travail : ils ont été embauchés et sont payés pour produire, en toute « authenticité » et en toute « transparence » (sous le regard permanent de leurs employeurs et de la clientèle-public), des interactions, au même titre que la plupart des emplois de production de service de l’économie contemporaine (vente, conseil, accueil, assistance...) auxquels d’ailleurs la plupart d’entre eux ont tâté (et qui constitue vraisemblablement leur horizon professionnel). Dès lors, leur évaluation et leur exclusion du loft dépendent des mêmes critères qui ont présidé à leur recrutement : un jugement (cette fois par les collègues et les clients-public) de la qualité de leur personnalité, et de leur capacité de correspondance apparente entre leur subjectivité et les objectifs du dispositif. D’où le permanent reproche réciproque, entre évinceurs et évincés, de n’être pas « naturel », de « jouer double jeu ». D’où la performance véritablement professionnelle de la jeune gagnante Loana, danseuse légère de son état, exercée à se protéger tout en semblant s’offrir entièrement à l’intrusion des regards. Mais ce qui fait la dimension mythologique de l’émission, c’est précisément que cet hyperréalisme de la violence des relations de travail (euphémisée sous couvert d’une joute sentimentalo-sexuelle) est vidé de son sens par le rappel constant que « ce n’est qu’un jeu » et que les candidats ne sont pas exclus, mais au contraire accueillis chaleureusement dans un second cercle, au fond plus agréable que le premier.
C’est sans doute cette dimension mythologique qui explique la participation volontaire et réflexive des candidats, et la curiosité d’un public adolescent qui participe (ou assiste), mi-ému, mi-goguenard, au jeu sans risques des exclusions du loft : l’émission contient tout ce qui fait les avantages d’une « socialisation juvénile », c’est-à-dire l’apprentissage sous forme ludique et communautaire, des règles d’un jeu social dont on sait qu’il est brutalement compétitif, tout en étant encore provisoirement protégé de ses sanctions véritables par le fait même qu’il s’agisse d’un jeu. D’où d’ailleurs l’engagement des parents, qui disent explicitement qu’ils voient là pour leurs enfants, en bon coach qu’ils sont, une bonne épreuve préparatoire à leur vie d’adulte, en les séparant du cocon protecteur et affectif du monde familial sans pour autant les basculer immédiatement dans un monde social (qui constitue alors un « troisième cercle », en dehors du dispositif de l’émission et qui l’enserre, et dont les candidats et leurs parents ont clairement conscience) où les discriminations racistes (et les deux premiers « exclus » du loft sont les deux « Arabes » de la sélection), les disqualifications de soi et les relégations ne sont plus euphémisées et compensées, mais bien actualisées. Un « risque » dont les parents, comme les candidats, pensent d’ailleurs sans doute (à tort ou à raison) qu’il peut être réduit, sinon contourné, par la participation même à l’émission (motif supplémentaire d’adhésion au dispositif dans son ensemble, et pouvant permettre une critique éventuelle des règles du jeu en vigueur dans le premier cercle qu’est le loft).
En ce sens, Loft Story est la version joyeuse et juvénile des reality shows pour adultes angoissés des années 1990 décrits par Alain Ehrenberg (1995). Tandis que le « culte de la performance » s’imposait et que gagnait la peur de l’exclusion, la télévision mettait alors en scène le mythe de la solidarité de « ceux d’en bas », et plus précisément le mythe d’une télévision dorénavant seule médiatrice dans un monde compétitif et désinstitutionnalisé. Avec la relance du marché de l’emploi et de nouvelles générations de public, Loft Story met en scène une performance compétitive dorénavant acceptée comme norme par de jeunes générations pragmatiques qui cherchent moins à se rassurer qu’à « assurer » face aux risques d’exclusion et de précarité. Et ceci en comptant moins sur les compétences scolaires que sur celles de la « présentation de soi », où les médias sont moins l’occasion d’un éphémère quart d’heure de célébrité que le moyen d’entrer dans la carrière du show-business (et la véritable exclusion n’a pas été celle du loft, mais celle qui a précédé l’émission au cours des castings de sélection). De la sorte, si le mythe de Loft Story est réaliste, c’est parce qu’il a ses raisons d’être : tant que la crainte du chômage et l’obsession du retour au plein-emploi font déserter la question du travail des débats politiques (y compris dans ses dimensions sexuées) en la laissant aux seules stratégies de management des entreprises, la culture de masse aura beau jeu de prendre en charge ce qui intéresse les gens (cette expérience vécue de la compétition sociale et professionnelle et le souci de s’en sortir) en leur en proposant des représentations acceptables, c’est-à-dire non désespérantes et non brutales.
Si cette interprétation de Loft Story peut être considérée comme « sociologique » (dans la mesure où elle met en œuvre un jeu de concepts sociologiques), elle n’en reste pas moins une interprétation parmi d’autres au sein de la vaste querelle d’interprétation qu’a déclenchée cette émission et dont l’analyse se situe sur un autre plan. Cependant, en proposant dans le cadre d’une controverse publique un cadre interprétatif qui articule l’expérience contemporaine de l’individualisme (y compris dans son rapport aux médias) avec les logiques de programmation des industries culturelles en en montrant la conflictualité sociale et politique sous-jacente (via le concept de mythe), le sociologue intervient simultanément dans la théorie et dans l’espace public au sein d’un même conflit de définition. Autrement dit, le sociologue est moins le scientifique qui éclaire la réalité du social (et qui devrait se plaindre de la colonisation de sa sphère par les catégories de la culture de masse) ou le grammairien compréhensif des ordres de grandeur mobilisés par les acteurs, que celui qui cherche à problématiser les avatars d’une définition conflictuelle de la réalité du monde.
  
Eric Macé, "Sociologie de la culture de masse : avatars du social et vertigo de la méthode", Cahiers Internationaux de Sociologie, 2002/1, 112



[1] Diffusée en France en mai et juin 2001 sur la chaîne privée M6. Le principe de l’émission consiste à enfermer des jeunes gens volontaires des deux sexes dans un appartement coupé du monde, mais sous l’œil des caméras et du public, avec pour règle l’élimination des candidats, par un vote majoritaire des candidats et du public, jusqu’à ce que le dernier garçon et la dernière fille en lice soient désignés comme les gagnants. L’émission a donné lieu à une abondante controverse dans tous les milieux, et jusque dans les tribunes du journal Le Monde.

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