martes, 25 de mayo de 2010

Une espèce de lycanthrope



"Séverin vivait comme un loup. Il n'avait jamais eu de femme, et, puisqu'il savait faire son lit, apprêter sa soupe de poisson, repriser ses vêtements avec du gros fil, il ne sentait nullement le besoin de se marier. Il se passait bien de
ménagère. D'ailleurs il n'aurait jamais pu supporter chez lui les criailleries d'une femelle.

Pour ces choses-là, c'était un païen. Des femmes et des filles d'autrui il faisait sa provende journalière, sans le moindre égard pour le commandement relatif à l'œuvre de chair. La chasteté n'est point très répandue chez les robustes et prolifiques populations de la côte, qui ont remplacé cette vertu par une autre, plus directement profitable au pays : la fécondité.

Mais Séverin, même parmi ces natures prodigues de leurs réserves vitales, passait pour un être à part et fabuleux, une espèce de lycanthrope. Sa luxure, inlassable, impétueuse, terrible, absorbait l'énergie tout entière de cet homme solide
comme le rocher, violent comme la mer, qui était sobre, qui ne touchait pas aux cartes, qui ne se souciait point d'amasser pour lui-même, qui n'avait ni parents à soutenir ni enfants à pourvoir. Toute la vigueur qui gonflait son torse, qui s'accusait par les nodosités des muscles sur ses bras, par les saillies de bronze que formait la chair de ses jambes, nues pour la pêche ou le barbotement dans les tangues mouillées, toute cette puissance animale en excès n'avait d'autre emploi que l'exercice d'une virilité farouche comme la bestialité du taureau lâché à
travers les pâturages de Crète ou de l'étalon galopant vers les troupeaux de juments vagabondes à travers les gorges de la Thessalie.

Et, comme l'animal voué à sa tâche féconde par la fatalité de l'instinct, il gardait, dans l'intervalle de ces accès, une humeur sans cesse in-
quiète, ombrageuse et solitaire, que rien n'égayait. On a remarqué la tristesse du mâle au repos : il sent peser sur lui la volonté implacable de la nature, qui, sans cesse, fait sortir du néant des êtres nouveaux pour l'agitation et la souffrance sans but. Il se prête avec trouble à l'œuvre absurde, mais éternelle et nécessaire; de là sans doute, et pas seulement de la lassitude ou de l'attente fiévreuse des voluptés, vient cet air morne que l'on observe chez les puissants reproducteurs, aux instants où la force dont ils sont les dispensateurs aveugles semble se recueillir et sommeiller en eux.

L'instinct qui tyrannisait l'existence de ce pêcheur taciturne ne se manifestait pas seulement par des violences redoutables, il se transformait souvent en mélancolies, en désirs vagues, en aspirations incompréhensibles pour l'imagination même qu'elles angoissaient. Quelle pitié! Ce marin misérable rêvait parfois de princesses chimériques ; elles lui faisaient prendre en dégoût les baisers pillés sur les lèvres des filles en sabots qui sentaient l'embrun et le varech. Des songes de beauté et d'élégance hantaient le cer- veau de l'homme qui savait à peine lire et qui signait son nom d'une croix. Où donc avait-il pu les apercevoir, ces enchanteresses qui flottaient devant ses yeux au moment même où il enserrait de ses bras une pêcheuse hâlée dont la chair se tordait, dont les os craquaient sous son étreinte impitoyable?

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M. Formont

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