viernes, 3 de junio de 2011

Je suis la Femme à Barbe (Lesbienne)



LA FEMME A BARBE

Je sortais de chez moi, un soir, quand ma concierge, me retenant dans l'ombre, me dit :

— Il vient de venir vous voir... un vieux homme, mal mis, tout drôle... vous savez... comme ceux que vous amenez quelquefois pour vos livres...

— Il a dit son nom?

— Il a dit, je crois, que c'était un colosse qui l'envoyait.

— Il fallait le laisser monter.

— Il avait l'air trop pauvre.

Mais tout d'un coup la concierge étendit la main et se tournant du côté de la rue Vavin :

— Tenez, là-bas, c'est lui qui passe.

Je regardai, et j'aperçus un vieillard éreinté, cassé, " qui marchait en s'appuyant sur un bâton. Il avait une veste grise sur laquelle pendait une espèce de sac bleu. Ses jambes flottaient dans un pantalon de toile effrangé, taché. Sa tête tremblait, sous un chapeau de chiffonnier. Sa main gauche caressait sa barbe grise.

Je l'eus bien vite rattrapé : je me fis connaître et lui demandai son nom.

L'inconnu me répondit :

— C'est M. S''' qui m'envoie.

Et relevant son visage, il me regarda, puis elle ajouta :

— Je Suis LA FEMME A BARBE.

J'attendais depuis quelques jours cette visite mais je ne croyais point avoir affaire à une culotte, et me trouver en face d'un homme. Je considérais avec une sorte d'effroi cette mascarade funèbre; je n'osais reconnaître un cœur de femme — qu'on m'avait dit aimante ! — sous le bourgeron de ce vieillard.

C'était Elle!

On devinait, malgré tout, son sexe au son grêle de sa voix, et la main qui caressait la barbe était encore grasse et belle.

Je l'avais connue en 1847, à l'époque des courses, sur la prairie de Mauves, à Nantes. Elle se montrait alors vêtue de velours, coiffée d'un diadème, chaussée de mules; elle avait la cheville fine et le mollet épais, toujours le sourire aux lèvres, l'éclair aux yeux.

Les collégiens se donnaient rendez-vous dans la baraque, il y avait des conciliabules, des paris, on causait amour et conformation... Le grand Chose disait que son cousin l'avait vue sans voile, et nous tenait essoufflés, haletants au récit de la visite. Ah ! sa jambe nous trottait dans la tête ; son menton et sa poitrine firent dans la classe de seconde bien des amoureux et des jaJoux. Seul, peut-être, avide de vérité, je prenais des notes et j'attendais que l'heure arrivât où je pourrais soulever d'une main sûre le caleçon qui couvrait ce mystère.

L'heure était venue.

Je ramenai le monstre chez moi. Il ou elle (comment dire?) elle ou il s'assit en face de moi et me raconta en trois mots son histoire.

Je ne mettrai pas de nom sous le portrait que je crayonne. En ne désignant personne, il me sera permis d'être explicite autant qu'elle fut sincère.

Elle ou il se maria d'assez bonne heure — avec un homme. Y eut-il au printemps de la vie des passions folles, coupables? Je ne sais. Il semblerait que, dans sa barbe, elle n'ait ruminé longtemps que l'envie defaire fortune, car, vers le milieu de sa vie, elle était riche.

— J'ai eu, me disait-elle, 80,000 francs de bijoux sur moi.

On voyageait alors à travers l'Europe, on était aimable et folle, on portait la moustache en croc, les seins en vedette.

La coquetterie, hélas! est sœur de la passion. De vouloir plaire à être tenté d'aimer, il n'y a qu'un pas : ce pas fut fait par la femme à barbe !

Je lui demandai bravement qui elle avait aimé, et comment elle entendait l'amour...

Elle hésita.

Puis elle répondit, baissant la tête, rattachant ses bretelles :

— Vous avez entendu parler de Chev..., l'ancien banquiste ?

— Celui qui a failli être maire dans la banlieue?

— Celui-là même... Je la regardai..

— Eh bien..., fit-elle en baissant de nouveau la tête.

— Eh bien?

Je croyais avoir compris, et lui tendais la perche ; elle la prit à rebours, et sa franchise m'emporta sur son aile loin, bien loin, dans un coin de Lesbos.

On ne me parla pas du mari, mais de l'épouse.

Rien n'est sacré pour un sapeur!

Voilà le monstre expliqué, trahi !

Elle mangea dans les hasards de cette vie tout ce qu'elle gagna en voyage, et les bijoux passèrent de ses mains dans celles de l'autre.

Une nuit, Mme Chev... mourut.

Le mari hérita et se trouva riche de toute la fortune qu'avait acquise ainsi sa femme; et Elle, le phénomène aux passions secrètes, enlaidie par la douleur, vieillie par le regret, repartit à travers les foires, sous le vent froid de la misère, traînant dans la boue et l'absinthe sa barbe grise.

Cela dure depuis longtemps. Elle a été ramassée et portée dans des hospices, recueillie dans des refuges. On l'a chassée parce qu'elle avait eu l'été de la SaintMartin de ses vices !

Et maintenant, vêtue comme je l'ai dit, habillée en homme, elle rôde dans les rues noires, glisse dans les cours sombres, portant dans le sac bleu qu'elle a au cou un jeu de cartes écorné, graisseux, avec lequel elle tire la bonne aventure, pour avoir le droit de demander l'aumône; les enfants s'écartent, les jeunes filles ont peur, et le poëte, pensant au Dante, dit :

Voilà le vieux sapeur qui revient de Lesbos !


Jules Vallès
LA RUE

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